ENTRETIEN. Dans son film "Les oubliés de la Belle Etoile", Clémence Davigo met en images les retrouvailles entre d'anciens pensionnaires d'un centre de "redressement" en Savoie où ils confient avoir vécu des sévices physiques et psychologiques dans leur enfance.
Des retrouvailles pour briser l'omerta. André, Michel et Daniel ont séjourné, il y a près de 60 ans, dans le centre de "redressement" la Belle Etoile à Mercury (Savoie). Devant la caméra de Clémence Davigo, ils se retrouvent pour se remémorer cette période de leur enfance, entre violences, humiliations et privations de nourriture.
Leur histoire a été passée sous silence depuis la fermeture, dans les années 1970, de ce centre tenu par l'Église catholique. Par crainte, par pudeur ou par honte, les anciens de la Belle Etoile se sont tu.
Le documentaire Les oubliés de la Belle Etoile de Clémence Davigo, sorti en salle le 12 février, leur donne la parole et suit leur quête de reconnaissance. Rencontre avec la réalisatrice.
France 3 Alpes : L'idée de votre documentaire germe après une rencontre avec André que vous présentez comme un "vieux gangster à la retraite". Qu'est-ce qui vous conduit, par la suite, à vous intéresser au centre de la Belle Etoile ?
Clémence Davigo : Sur un précédent tournage, j'ai rencontré Dédé, le protagoniste du film Les oubliés de la Belle Etoile. Il a été enfermé à l'âge de 9 ans dans ce centre. C'est une histoire de rencontres, de personnes qui nous touchent. Des personnes qui n'ont souvent pas beaucoup la parole et qui se sont battues toute leur vie pour rester dignes, tenter de s'en sortir malgré tout.
Un jour, Dédé m'appelle et me dit qu'il a retrouvé d'autres anciens de la Belle Etoile sur les réseaux sociaux et il m'a demandé si je voulais bien l'accompagner. J'ai accepté et c'est comme ça que j'ai fait la rencontre des autres protagonistes du film. Certains d'entre eux se réunissaient déjà depuis quelque temps dans l'ancien fort de Tamié. Cette rencontre m'a bouleversée. Je me suis rendue compte que beaucoup de choses n'étaient pas dites.
Vous sentez, lors de cette rencontre avec d'anciens pensionnaires du centre, la lourdeur des non-dits ?
J'ai rencontré Daniel, l'un des protagonistes du film qui va s'ouvrir au fur et à mesure et dire des choses qu'il n'avait jamais dites. Quand je l'ai rencontré, il était mutique. Il ne parlait pas, il observait beaucoup avec ses grands yeux.
Certains venaient à ces réunions avec leurs enfants, leur compagne et je sentais qu'il fallait passer une bonne journée. Il n'y avait pas le temps de revenir là-dessus. Pourtant, ça les rassurait d'être ensemble parce qu'ils se comprenaient entre eux.
J'ai eu envie de décaler les choses, de leur proposer un espace pour prendre le temps de revenir sur cette histoire dans un endroit où ils se sentent bien, une sorte d'écrin pour la parole qui soit à l'opposé de ce qu'ils ont vécu enfant.
Comment êtes-vous parvenue à libérer la parole de ces hommes qui, pour certains, n'avaient jamais parlé des violences qu'ils avaient subies à la Belle Etoile ?
C'est un film que j'ai fait sur la durée, j'ai mis plus de 5 ans à le faire, donc il y a un rapport de confiance qui s'est établi entre nous. Ils avaient très envie de participer à ce film, même s'ils savaient qu'il y aurait des moments difficiles, mais ils savaient qu'il y avait besoin de les raconter pour faire connaître leur histoire.
Je pense qu'ils se sont sentis en confiance, à l'aise. L'idée, c'était aussi de passer des bons moments donc ils sont partis aux champignons, se baigner... On a tenté de proposer un cadre de vie rythmé par le tournage mais on s'adaptait aussi à eux.
Les choses découlaient presque toutes seules. Il m'arrivait de poser des questions, de recadrer un petit peu, mais c'est difficile de les couper quand ils racontent des choses aussi dures. On sait qu'il y a plein d'autres choses qu'ils ne nous racontent pas, mais on le sent.
Certains anciens pensionnaires du centre ont connu la prison, d'autres ont tenté de mettre fin à leurs jours. Comment expliquer que ce passage à la Belle Etoile ait eu de si lourdes répercussions sur leur vie ?
Ils n'ont pas tous eu des destinées identiques et heureusement, en fonction des personnes qu'ils ont croisées sur leur chemin. Malheureusement, il y en a un grand nombre qui ont fait de la prison, qui ont basculé dans la délinquance.
Ces personnes sont cabossées, fragilisées et pourtant, il y en a qui se sont battus et qui ont pris le contre-pied de ça.
Clémence Davigo, réalisatrice du film Les oubliés de la Belle Etoile
Ce n'est pas simple quand on n'a pas de socle, quand on n'a pas de parents aimants, quand on a personne pour nous guider. Il peut arriver qu'on fasse des mauvaises rencontres. Ces personnes sont cabossées, fragilisées et pourtant, il y en a qui se sont battus et qui ont pris le contre-pied de ça.
Comment se sont-ils retrouvés placés dans ce centre de redressement ?
Pour certains, on les a retirés de chez eux parce qu'on estimait qu'ils étaient en danger dans des familles carencées, dans des familles pauvres qui ne pouvaient pas s'occuper d'eux, ou bien il y avait des problèmes de maltraitance. Mais on les a plongés dans quelque chose d'identique si ce n'est pire.
J'ai retrouvé des rapports d'inspection des années 1950 qui concluaient que tout allait bien. Et un rapport de 1970 qui ordonne la fermeture du centre, la mise à pied de l'abbé Garin [qui le dirigeait, NDLR] et le licenciement de certains employés. Le centre était connu pour accueillir des enfants pas sages qu'il fallait "redresser".
Quelle trace conservez-vous de ces rencontres, du poids de ces récits qui vous ont été confiés ?
Ça marque. Ce n'est pas rien comme aventure et ça continue même après le film. On vit des choses très fortes ensemble pendant la tournée avec les protagonistes. Le film permet de reconnecter des anciens de la Belle Etoile. Il permet à des familles qui viennent voir le film, à des petits-enfants, de comprendre l'histoire de leur grand-père : les silences, les non-dits, les difficultés à aimer...
Pour eux, le fait d'accompagner le film en salle et de rencontrer autant de personnes qui viennent voir le film, qui compatissent, qui sont touchées par leur histoire, il y a quelque chose de l'ordre de la réparation qui se met en place.
Clémence Davigo, réalisatrice du film Les oubliés de la Belle Etoile
Ça fait des ponts. À nouveau, la parole se libère et circule. Maintenant, l'opinion publique est au courant. Des gens qui ont racheté l'un des anciens centres ont posé une plaque au nom des enfants de la Belle Etoile. Plusieurs disent que le film les a ouverts.
Pour eux, le fait d'accompagner le film en salle et de rencontrer autant de personnes qui viennent voir le film, qui compatissent, qui sont touchées par leur histoire, il y a quelque chose de l'ordre de la réparation qui se met en place. Même si on ne pourra jamais effacer ce qu'ils ont vécu.
Dans votre documentaire, on suit les anciens du centre dans leur quête de reconnaissance auprès de l'Eglise. Qu'en est-il aujourd'hui ?
L'évêque a fait un signalement au procureur. Chacun d'entre eux a été convoqué à la gendarmerie. Ça s'est plus ou moins bien passé selon sur qui ils tombaient. Ils n'ont pas porté plainte. Je pense qu'ils ont peur, je pense qu'ils ne savent pas encore ce qu'ils peuvent faire. Les faits sont prescrits, mais il y a peut-être encore des possibilités.
Ils aimeraient obtenir une réparation du côté de l'Etat - parce que les enfants étaient placés par l'Etat - et du côté de l'institution catholique. C'était un centre privé mais qui était géré par un curé. Il y avait des liens très forts avec les moines de Tamié qui venaient leur donner la confession, ils faisaient la prière plusieurs fois par jour.
Il y a eu une messe mémorielle qui a été donnée par l'évêque au nom des enfants dans l'église de Mercury, mais ils ont très peu communiqué dessus. Pour moi, c'est un peu le service minimum mais c'est mieux que rien et ça peut toujours bouger. Le grand absent pour l'instant, c'est encore l'Etat.